Comment se positionner en tant que libraire face aux représentations de genre dans les livres pour enfants ?
Amélie Felis : Pouvez-vous parler de votre métier de libraire ? Quelles sont vos tâches, à quoi ressemblent vos journées ?
Stéphanie Daniel : Mon parcours de libraire est assez atypique. Je n’ai ni formation, ni expérience dans l’univers du livre ou de la petite enfance. J’ai pensé la librairie comme un moyen de lutter contre les discriminations dès l’enfance, avec le livre comme outil.
En revanche, j’ai travaillé longuement dans la logistique et dans l’administration des ventes en PME, j’ai donc les compétences commerciales pour assurer la gestion de la librairie qui occupe mon quotidien.
Ma librairie étant en ligne, je passe beaucoup de temps derrière l’ordinateur, avec des tâches plus ou moins chronophages et passionnantes : Lire des études sur la littérature et / ou la sociologie, chiner des livres, échanger avec mes pairs, mais aussi de la comptabilité, gestion des stocks et du référencement qui sont les tâches les plus longues.
AF : Quelle est votre observation des représentations de genre dans les livres pour enfants en général ?
SD: Il y a une plus grande sensibilisation et mobilisation des acteurs du livre. Quand mes filles étaient petites et que j’ai ressenti le besoin de créer Les livres qui sèment, de 2015 à 2020 les ouvrages étaient très stéréotypés et sexistes avec un clivage binaire fille / garçon.
Forcément, les choses évoluent, mais nous héritons de ce qui existe déjà. Ma mère, habituée des brocantes, m’a ramené des ouvrages qui ont donné l’alerte rouge.
Aujourd’hui il y a du mieux, mais il y a encore de nombreux pièges à déjouer : Les représentations de genre ne concernent pas que les personnages dits féminins, la question de la violence et de la compétitivité est aussi à revoir pour les personnages dits masculins.
Gare aux livres qui prennent le contre-coups des stéréotypes et qui finissent par offrir des albums misogynes et qui dévalorisent le féminin (anti-princesse, antigirly, surreprésentation des filles extraordinaires etc)
Les représentations bonnes sont celles qui soufflent aux enfants qu’ils ont le droit d’aimer et d’être tout ce qu’ils et elles veulent, quelles que soient les injonctions.
AF : Avez-vous déjà travaillé dans une librairie traditionnelle ? Son offre de livres pour enfants était-elle inclusive ? (oui - pas du tout - il y avait de tout)
SD : Je n’ai jamais travaillé en librairie, mais je les fréquente largement !
J’ai pensé Les livres qui sèment pour offrir une sélection soigneuse vis-à-vis des stéréotypes, même s’ils sont tenaces - et mettre en avant les ouvrages avec des représentations plus larges.
C’est un parti pris à la genèse du projet. C’est un angle de travail qui est spécifique à la librairie, et qui n’a rien à voir avec le métier de libraire qui nécessite une grande culture du livre et de ses acteurs et actrices.
Je n’ai pas cette grande culture, même si je suis fortement attachée aux livres depuis petite.
AF : Comment le format de librairie en ligne impacte-t-il votre activité ? (fréquentation, communication, revenus,etc...)
SD : J’ai imaginé la librairie en ligne pour plusieurs raisons :
Résidant à Paris à l’époque, je ne me voyais pas ouvrir une énième librairie de quartier, les parisiens et parisiennes ont déjà de la chance de ce côté là. Je souhaitais justement toucher des familles sur tout le territoire, qui n’ont pas de bonnes librairies au coin de la rue.
Je souhaitais proposer une alternative aux grands groupes industriels type Amazon
Je ne souhaitais pas être “enfermée” entre quatre murs, (même s’il y a pire que de travailler entourée de livres ;), en me lançant dans l'entrepreneuriat, je voulais une liberté dans mes horaires qui n’étaient pas négociable. Liberté d’horaires motivée en partie par mes devoirs parentaux. Rappelons qu’en 2021, année où j’ai lancé la librairie, on me demandait de garder mes filles à la maison dès qu’elles étaient “cas contacts”. Ma boutique n’aurait pas tenu le coup.
J’ai lancé la librairie avec très peu de moyens, j’ai fait grandir le stock au fil des succès rencontrés. Être en ligne me permet cette flexibilité.
Ce format apporte des contraintes : moins de trafic, d’échanges, de convivialité. Néanmoins, je ne me sens pas seule, j’ai rencontré beaucoup de beau monde parmi ma clientèle, les maisons d’édition, les familles qui me suivent sur les réseaux, ainsi que toutes les personnes motivées par des enjeux identiques.
AF : En quoi le statut de librairie spécialisée dans l’inclusivité des représentations de genre impacte-t-il votre activité ? (fréquentation, communication, revenus,etc...)
SD : C’est une niche, de la niche, de la niche, de la niche. Forcément cela restreint les opportunités commerciales, cela-dit, ce positionnement est assez clair auprès du public et j’ai l’impression que Les livres qui sèment devient une référence sur ces sujets là.
AF : Quelles réactions (positives et négatives) recevez-vous concernant votre catalogue, de la part des consommateurs et de votre entourage ?
SD : Je reçois plutôt des réactions positives et beaucoup de soutien pour mon travail. C’est mon moteur, autrement j’aurai arrêté depuis longtemps, car financièrement l’activité de la librairie est précaire.
Quand j’ai travaillé sur le développement du projet sur les réseaux sociaux, de nombreuses familles m’ont écrit, pour me féliciter et me remercier. J’ai fait des captures d'écran pour ne jamais les oublier, ces messages me rendent fière.
J’ai très peu de retours négatifs.
AF : Quel est votre processus de recherche et de sélection d’ouvrages ?
SD : Je ne sélectionne que des ouvrages avec des personnages réels et non anthropomorphes, afin d’empouvoirer les enfants dans le vrai monde !
Je privilégie les récits plutôt que les documentaires, pour que les enfants trouvent des héros et des héroïnes qui les inspirent. Aussi parce que la lecture est plus fluide (dans mon expérience de parents).
Je suis friande des petits détails et de messages portés par les illustrations : un papa qui s’occupe des tâches domestiques et parentales, un garçon qui démontre de l’empathie, des clins d'œil culturels qui sortent des normes de la littérature jeunesse…
Je regarde aussi qui écrit, illustre et édite. Pour avoir le moins de stéréotypes il faut également offrir une diversité de celles et ceux qui travaillent derrière.
Il arrive que certains ouvrages dérogent à ces règles, j’ai aussi des coups de cœur que j’ai envie de partager et qui ne remplissent pas ces critères.
AF : Vous a-t-on fait part de changements auprès des lecteurs visés par votre catalogue, après s’être mis aux lectures que vous proposez ? Si non, l’avez-vous observé avec vos propres enfants, s’ils consomment ce type de lecture inclusive ? (Les lecteurs se détachent-ils des représentations de genre grâce à ces lectures ?)
SD : J’ai de très belles réactions avec des albums anti-sexistes couplés avec des représentations ethniques de qualité.
J’ai constaté une joie immense quand j’ai lu des ouvrages avec des représentations afro-descendantes auprès d’enfants d’origine maghrébine au café le Joli Mai à SaintOuen. Ils étaient captifs car ils se sont reconnus et illustrés de manière juste et sans clichés.
Mais la clé réside dans les échanges qui alimentent la lecture et c’est ce que l’album jeunesse permet.